[...] Rentrant chez lui, Dim donne un petit coup sur
l’accélérateur de la jeep, laquelle monte sèchement la pente raide et raboteuse
menant à la maison. Puis il gare le véhicule dans l’aire de stationnement
gravillonnée, tout près de la véranda. Heureux de son entretien avec Paulo, il
se dépêche d’entrer dans la maison pour en discuter avec sa fille. En ouvrant
la porte, il s’annonce, tout en déposant sur le comptoir les pains aux noix que
la belle-fille de Paulo, Samanta, venait de défourner.
– Nous
allons enfin avoir de la lumière dans le rang, Meg ! Paulo était…
Mystérieusement, personne ne l’accueille. La cuisine
est vide et il fait un froid de canard dans la maison. Sans trop se poser de
questions, il enlève ses bottes et s’empresse de remplir de bûches le poêle
antique, un héritage de grande valeur, que sa défunte mère avait fait venir de
Trois-Rivières par train ; ses pattes de bronze galbées et son chemisage de
porcelaine bleu minuit lui donnaient une allure imposante. Quand le four ne
servait pas à cuire les tartes de Meg, Isory entrouvrait la porte et y
suspendait ses bas de laine, tout rapiécés.
Quelques braises ardentes crépitent encore dans le
poêle et enflamment les bûches en un rien de temps. Sur sa berceuse, près du
poêle, Dim remarque Le Pika Pioche ;
la photo et l’article à la une captent immédiatement son attention.
Le
Pika Pioche
LE JOURNAL DES
GENS CURIEUX
DIMANCHE 25 OCTOBRE ____________________ 48
année / n 63
«
Bienvenue chez nous, monsieur le Quêteux »
Sous les haillons de cet homme se cache un être aux
vertus d’un roi,
un cœur vaillant et un langage d’aristocrate. On le surnomme
Piquetout les Doigts longs.
Voici l’histoire d’un gentilhomme, aux yeux émeraude,
dont les traits sont dissimulés derrière une grosse barbe, noire comme du
charbon, qui envahit ses joues basanées. Ses cheveux emmêlés, décolorés par le
soleil, témoignent du temps passé sans qu’il les ait brossés.
La photo qui accompagne l’article séduit Dim : dans le creux d’une main aux doigts
démesurément longs, une petite souris au poil cendré, assise sur ses deux
pattes arrière, se lèche le ventre. Hypnotisé, Dim n’arrive pas à se détacher
du journal. Comme un automate et sans jamais quitter des yeux l’article, il
prend la bouilloire, franchement archaïque, se dirige vers l’évier et la
remplit d’eau. Toujours sans regarder où il met les pieds, il retourne sur ses
pas et dépose la bouilloire sur la plaque du poêle. Déjà, le crépitement du feu
s’intensifie et une douce chaleur se répand dans la cuisine. Dim s’assoit sur
sa berceuse et poursuit sa lecture :
Dans le petit café aménagé dans l’arrière-boutique du magasin général de Cacouna, Piquetout, le quêteux, a généreusement accepté mon invitation pour une entrevue. Tout en sirotant un café à l’orange, spécialité de la propriétaire, Nestelle Ramdam, j’ai écouté avec grande attention la touchante histoire de Christabelle qu’il m’a racontée à la troisième personne :
« Le quêteux se dirige vers la ruelle adjacente
à la rue Saint-Flasque. Un peu moqueur, Piquetout raconte des histoires à
dormir debout. Lorsqu’il croise un des bourgeois de la place, il lui fait
croire qu’il a un pied-à-terre à la ville et qu’au lendemain des festivités de
l’Halloween il devra partir à New York, où une firme d’ingénieurs l’attend.
« Une grande tôle galvanisée sert de toit à son
abri de fortune et, en guise de lit, il a une énorme boîte à feuilles
d'automne, laquelle il a baptisée la boîte à feuilles. Les habitants de la
ville le surnomment Piquetout les Doigts longs. Ses espadrilles retenues par
des bouts de ficelle sont trouées et ses vêtements, beaucoup trop grands pour
lui, ont l'allure de guenilles.
« Piquetout cache à l’intérieur de son vieil
imperméable en loques sa seule amie, Christabelle, une charmante petite souris
grise, au poil velouté, qu’il a sauvée d’une mort certaine.
« Un jour, tentant de s’échapper de la ruelle,
un énorme chat aux oreilles tordues avançait en zigzaguant, ventre à terre, et
en grognant puisque Piquetout lui bloquait la voie. La cause semblait perdue
d’avance pour la petite souris, presque morte, prise en étau entre les
horribles mâchoires de son agresseur. Alors, le quêteux sortit de la poche de
son imperméable le résultat de sa quête de la journée, une cuisse de poulet.
Aussitôt, le chat remua la queue et miaula, libérant par la même occasion sa
victime presque inanimée.
« Noblesse oblige, le quêteux remit le festin au
chat de gouttière qui ronronna et, en guise de remerciement, se frôla contre
son pantalon, puis sortit de la ruelle, vainqueur. Sans perdre de temps,
Piquetout prit le petit rongeur inerte, couvert de salive visqueuse, et le
plaça délicatement au chaud dans le creux de ses mains. Ne perdant pas espoir,
il continua sa manœuvre de sauvetage jusqu’à ce que sa nouvelle amie reprenne
connaissance. Dans un état vaseux, la petite souris regarda les yeux du géant,
remplis d’eau. Trop faible pour se remettre sur ses pattes, elle resta là,
étendue dans le creux des mains de son sauveur. Piquetout ouvrit alors son
imperméable et la laissa glisser doucement dans la poche intérieure.
« Très tôt, le lendemain, couché dans la boîte à
feuilles, le quêteux sentit des chatouillis sur sa joue. Voulant s’en débarrasser,
il se tortilla le nez dans tous les sens. À son grand désespoir, quelque chose
lui picotait maintenant le nez. Piquetout ouvrit les yeux, qui louchèrent,
tellement la petite boule de poils était proche de lui.
« Se sentant en sécurité près du géant, la
souris, assise sur ses deux pattes arrière, se nettoyait scrupuleusement les
pattes, les poils et le museau, à l’aide de sa petite langue. En la voyant
faire sa toilette avec autant de finesse, Piquetout la surnomma Christabelle.
Depuis ce jour, ils ne se sont jamais plus quittés. Même au moment de la quête,
le petit rongeur se glisse dans la poche intérieure de l’imperméable du gentil
géant,laquelle poche lui tient lieu de refuge. »
En ma qualité de journaliste, j’ai entendu des
centaines d’histoires, certaines loufoques, d’autres tristes, mais ce qui
distingue celle de Piquetout, c’est sa sensibilité et sa noblesse. Personne ne
se préoccupe de si petites choses, qui apparaissent insignifiantes à la plupart
d’entre nous. C’est le cycle de la vie, me direz-vous. Après tout, il n’y a
rien de plus normal pour un chat que de chasser une souris. Ce qui est
intéressant dans cette histoire, c’est le respect que montre le quêteux pour
les petites choses de la vie quotidienne, contrairement à un bon nombre d’entre
nous : il n’était pas obligé de donner le résultat de sa quête au
chat. S’il ne l’avait pas fait, il l’aurait berné, bien sûr, mais tout le monde
s’en fout. Mais Piquetout préférait garder son intégrité intacte, et ça, ça
comptait plus que tout pour lui. « C’est moi que j’aurais berné si je n’avais
pas donné la cuisse de poulet au chat, et il aurait fallu que je me raconte des
histoires pour me justifier ! Je n’allais tout de même pas renier mes valeurs
pour une aumône ! » m’a-t-il dit en souriant.
Pour ce quêteux, architecte de profession, à mon
grand étonnement, qui a décroché du monde capitaliste, son geste de noblesse
lui a valu une amie fidèle.
Avant l’entrevue, j’avais préparé plusieurs
questions. Par exemple : pourquoi l’appelait-on Piquetout les Doigts
longs ? Pour quelle raison était-il devenu quêteux ? Mais son histoire m’a
emporté loin de tels sujets, suscitant en moi toute une gamme d’émotions, et
mon interview m’apparaissait désormais complètement inutile. J’ai alors demandé
à Nestelle de nous apporter deux autres cafés à l’orange et nous avons parlé de
choses beaucoup plus intéressantes.
Parfois, ce sont les petites choses de la vie
qui nous apportent de grandes révélations !
Cameron R.
– J’aimerais
être une petite souris pour voir les yeux de Winberger lorsqu’il lira l’article
de Cameron, glousse Dim, tout en glissant sa main gauche sous le coussin de la
berceuse, où était dissimulé son sac à tabac à pipe [...]
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